La chanson ? Ah ! Oui ! L’Amérique !

La chanson ? Ah ! Oui ! L’Amérique !

J’attrape des ennemis comme un chien attrape des puces parce que je suis « alambriste » de gauche. Ce mal me vient depuis toujours du fait que je n’ai jamais consenti à rouler en permanence la tête dans le guidon. Ne faut-il pas d’abord savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va ? Comme l’avait si bien dit Marie Curie : « On m’a appris que le chemin du progrès n’était ni rapide ni facile. » Or, un avenir humainement acceptable et respectable, en harmonie avec le progrès, doit se bâtir comme furent construites pyramides, cathédrales, géantes statues de Pâques et cités Incas : sur des fondations solides et non sur la glaise. Alors, alerte !

Gare au tout virtuel, à cette course folle vers une civilisation suicidaire, mutilée à l’insu de son plein gré de ses émotions, de sa générosité, de sa capacité à analyser le pourquoi et le comment des choses, de sa clairvoyance à l’égard de la nature, de sa connexion réelle, charnelle, avec les autres, de la compréhension que faute d’une démarche collective raisonnée, donc librement consentie, il n’y a pas de salut possible pour l’humain et de véritable bonheur individuel. « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire » disait Albert Einstein. Devons-nous demeurer inertes, muets, sans résistance, devant la pensée unique, le libéralisme liberticide d’un monde qu’on nous impose ? Devons-nous pactiser avec cette tare universelle qu’est la dictature idéologique de l’argent, sans en contester et en combattre critères, règles, convenances, protocoles et références aliénantes et imbéciles ? Avons-nous le droit de laisser mijoter ainsi l’avènement d’un devenir qui ne serait que nécropole des idées, catacombes de l’esprit, tombeau glacé des révoltes ?

Tant qu’il y a de l’avis, y’a de l’espoir ! Après, ça se complique… Les choses peuvent devenir irréversibles. Récemment, sur quelque radio « boutique », j’entendais par hasard des artistes, des gens de spectacle, musiciens et auteurs compositeurs exprimer sans honte leur indifférence, parfois leur mépris, à l’égard de ceux d’entre eux qui s’engagent en critiquant le système qui régente le monde dans lequel ils vivent. A les écouter, chansons et spectacles vivants devraient rester réservés au divertissement, à l’amûûûûr, au « faire-plaisir-à-tout-le- monde », à cette animation-défouloir rencontrée à chaque carrefour de fêtes estivales, ces joyeuses parenthèses conçues pour faire oublier au gens les noires réalités de leur quotidien. Alors, vive le règne absolu et grisant du rock’ et des musiques exotiquo-balkaniques qui se vendent bien, se dansent et ne gênent personne ! Vive les (pseudo) textes répétitifs assaisonnés d’interminables plages borborygmiques miaulées sur fond de martelages de casseroles ! Vive la mode ! Vive Panurge ! C’est le droit le plus strict de ceux qui prônent cela de s’en revendiquer. Toutefois, le mien, de droit, est d’exprimer pourquoi ma vision diverge considérablement de celle de ces Messieurs Dames du Chaud Bise et de leurs adeptes. J’ai la conviction, en effet, que tout artiste s’adressant à un public détient un outil précieux, une force, un pouvoir extraordinaire à ne gaspiller sous aucun prétexte. Le don qu’il porte en lui, son talent, ne sont pas uniquement le seul fruit d’un travail. Ils représentent un inestimable privilège. Celui de pouvoir transmettre un message par la magie des mots et de la musique. Et cette capacité inouïe doit responsabiliser celles et ceux qui en sont dotés par le hasard. Elle doit les éclairer dans le sens où être artiste est une passion plus qu’un métier, certes, mais au-delà, c’est également une mission exceptionnelle. L’ignorer est une négligence coupable. Une faute grave. A l’instar de l’enseignant, l’artiste a un devoir : celui de contribuer à la réflexion individuelle et collective, de participer à l’évolution des consciences, de dénoncer l’injustice, les violences et toutes les formes de discrimination, d’arracher le Peuple aux griffes du populisme. Alors : « chanson engagée » ? Non ! Que nenni ! Point du tout… Je dirais simplement qu’il y a des chansons : celles qui apportent quelque chose, qui nourrissent l’intelligence, et il y a les autres… celles qui abreuvent les moutons d’inutilités consacrées, celles qui font qu’il y aura toujours de l’avoine pour tous les ânes. Pour ma part, et à mon grand désavantage, mon choix est fait depuis longtemps en me fichant éperdument du jugement des médias et autres animateurs de foires.

A présent, les conséquences de ce que je dis de tout cela sur ma « carrière » artistique me préoccupe autant que la dernière soutane du Cardinal de Richelieu. Je n’ai plus l’âge de comptabiliser les pisse-froid qui continueront à me mettre à l’index et à me tenir à l’écart des scènes et des émissions convenues de Radio Fleur Bleue Blanc Rose Lémovice. Je suis ministre de la Culture dans mon potager. J’y reste et y suis heureux. J’y cultive quelques rangs de Brassens, de Bontempelli et de Leclerc, un carré de Ferré, un coin de Brel et de Ferrat. Je les arrose de quelques larmes de Barbara en leur parlant doucement de Reggiani, Lemarque et Mouloudji. Je préfère continuer à goûter à ces plaisirs-là plutôt que de consentir à me faire sinistre de l’inculture pour potes âgés. Oui. Bien sûr ! Les temps changent, me répondra-t-on. Je me garde de l’idée absurde d’en disconvenir. Mais les sages oiseaux du temps continuent de survoler mes chemins ordinaires et mes sentes oubliées. Ils doivent pouvoir rester les plus beaux témoins de notre quête du futur… Et la chanson doit les y aider. Pour moi, c’est cela qui comptera toujours le plus. Quitte à attraper des ennemis comme un chien attrape des puces, je resterai donc un irréductible « alambriste » de gauche. Ah ! Oui ! L’Amérique ! Mes pauvres petits !

Affieux, le 5 décembre 2012

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