Mes vagabondages apicoles

Mes vagabondages apicoles

Je ne saurais résister au plaisir de citer l’un de mes maîtres à penser avant de conter l’histoire toute simple qui va suivre. Jean-Henri Fabre, enfant de l’Aveyron, merveilleux savant philosophe et auteur des remarquables « Souvenirs entomologiques » nous disait en effet au début du XXe siècle : « Le savoir humain sera rayé des archives du monde avant que nous ayons le dernier mot d’un moucheron ». Par ailleurs, souvenons-nous de la prédiction d’Albert Einstein affirmant qu’il ne restera que 4 années d’espérance de survie à l’humanité au delà de la disparition de la dernière abeille ! Son rôle dans le phénomène naturel de pollinisation est essentiel. Quant à Darwin, dans son ouvrage sur l’origine des espèces, il nous parlait lui également de l’abeille. Il avait étudié plus particulièrement son instinct de bâtisseuse extraordinaire et démontré que l’abeille construit ses alvéoles par sélection naturelle, en gagnant en solidité et en économisant la place et la matière première. Ainsi, la forme hexagonale ne serait pas un hasard mais bien une nécessité.

Pour ma part, il est à peine exagéré de dire que l’histoire de mes abeilles se perd dans la nuit des temps. Mes ancêtres, les Masmichel, humbles laboureurs, avaient quitté leur village du « Mas Michel », près de Chaumeil en Corrèze, au moment de la Grande Révolution. On était alors en 1790. Leur nom épousant celui de leur village témoignait de l’ancienneté de la connivence unissant ce lieu et cette famille.

A la faveur des événements politiques du moment et de la redistribution des biens nationaux, ces gens de condition modeste saisirent l’opportunité qui s’offrait à eux de cesser de s’éreinter à longueur d’existence au service de leurs « maîtres ». Pliant les dérisoires bagages qu’ils chargèrent à bord d’une charrette tractée par leur paire de bœufs, ils quittèrent l’ancestral berceau des Masmichel. Ils partirent s’établir au sommet de la Grande Monédière, dans un coin perdu, battu par les vents, pris en otage par la neige un bon quart de l’année. C’est là, au village du Bos, qu’ils bâtirent de leurs mains murailles et chaumière. Dès lors, bien rudes furent pour eux les longs hivers ! Mais, peu leur importait. L’essentiel pour eux n’était-il pas qu’ils fussent enfin « maîtres » sous leur toit ? Tailleurs de bancs, tables, commodes et outils divers depuis décembre jusqu’à la fin de février, ensuite maçons, bergers, cultivateurs le restant de l’année, ils avaient une corde supplémentaire à leur arc. Ils appartenaient à la race étonnante des apiculteurs. Habiles à capturer les essaims en errance et cherchant gîte à la fin du printemps, les Masmichel possédèrent rapidement « leurs » bournas (*).

Ma grand mère maternelle, naquit un jour au Bos de la Monédière. C’était en 1877. Dans les années 50 (1950 !) elle me conta avoir entendu dire dans son enfance, que « là-haut » : des abeilles, on en possédait et en élevait depuis des générations !

C’est au lendemain de la Première Guerre Mondiale, vers 1919, que la famille fut contrainte d’abandonner ce décor de landes flamboyantes où bruyères et myrtilles dansent autour des blocs de granit mystérieux. Mais, mon bisaïeul Jean Breuil, – héritier des Masmichel, Vedrennes, Coulamy et autres Auboiroux qui s’étaient succédés, ne put se résoudre à abandonner là-haut ou à vendre ses abeilles. Il se mit en tête de les transporter où son gendre possédait un lopin de terre, sur la commune d’Affieux distante d’une vingtaine de kilomètres du Bos. J’ai du mal à imaginer comment ils procédèrent pour transporter ces bournas. Ma grand-mère contait qu’il leur avait fallu une nuit entière. A la nuit tombée, ils avaient bouché tous les orifices d’envol des butineuses et chargé toutes les colonies endormies à bord de la charrette à bœufs. Chose certaine en tout cas : au terme de cette expédition héroïque ils avaient réussi à les installer au pied du versant est des Monédières, dans le pré du Puy-Mont-Viallard, à deux pas de Treignac. Martin Laurent, mon grand-père maternel, était, paraît-il, très fier de cet exploit. Chez ce scieur de long, le miel était la seule gourmandise, le seul sucre. On en mettait dans le lait, dans les infusions, les pâtisseries… Durant le second conflit mondial, ce fut encore et toujours la seule friandise autorisée à mes aïeux. Le dimanche, au dessert, il arrivait souvent, en période de récolte, qu’on en suçât un beau morceau. On mordait à pleines dents dans la brèche et l’on mastiquait la cire avec délice.

En 1946, à la mort de Martin, scieur de long conteur d’histoires que je n’ai pas connu, son gendre prit le relais, continuant à s’occuper des chères colonies de petites corréziennes. Et jusqu’à sa propre disparition, à son tour mon père voua à ses essaims une passion extraordinaire et une vénération à toute épreuve. Cette passion que je lui ai toujours connue ne le quitta jamais. Fonctionnaire à Paris, il posait ses congés à l’époque des essaimages afin de gagner la Corrèze pour tenter d’enrichir notre rucher d’une ou deux colonies supplémentaires. Au commissariat de Saint-Ouen, où il avait débuté sa carrière comme Gardien de la Paix en 1947, on faisait appel à lui pour toutes les interventions « exceptionnelles » exigeant une bonne maîtrise des pratiques enseignées dans des livres nés du savoir de Jean-Henri Fabre puis d’Alain Caillas. Plus tard, bien qu’ayant intégré les effectifs parisiens de la Police judiciaire, son surnom le suivit jusqu’à la retraite : Georges dit « La Ruchette ».

Parlant du travail, de l’organisation et, n’ayons pas peur des mots, de la civilisation des abeilles, mon père jubilait. Gamin, je l’observais effectuant son étrange ballet, avançant à pas comptés entre les ruches, veillant à éviter le moindre bruit que n’eût pas manqué de provoquer la chute malencontreuse d’un outil, accomplissant méticuleusement les gestes rituels de la « visite » de printemps. Je sais aujourd’hui que l’un de ses bonheurs extrêmes fut, indéniablement, celui qu’il éprouvait au contact de ses abeilles. L’observation, fut-elle appliquée, du comportement social de l’homo sapiens-sapiens, n’est point toujours, hélas ! sources de satisfactions comparables… C’est que, voyez-vous, ces animaux-là sont doués d’une incroyable capacité à percevoir les choses qui les entourent ; une sensibilité plus proche de l’intelligence que du banal instinct. Ces bêtes savent reconnaître celui qui les protège, les soigne, les nourrit, leur parle avec douceur, qui les aime en somme. Conscientes que cet humain les approche sans répulsion, crainte ou brutalité, elles font montre en retour à son égard d’une docilité et d’un calme capables d’en étonner plus d’un. Sauf cas exceptionnel, en des circonstances anormalement défavorables, approche d’un orage ou période caniculaire, l’abeille n’est pas d’un naturel agressif. Vous en doutez… C’est normal ! Combien d’années de mon jeune âge, puis de ma vie d’adulte, ai-je perdues moi-même à, partager ce scepticisme, au demeurant fort compréhensible. La cause de mon changement est toute simple : à plusieurs reprises, les abeilles m’ont administré la preuve de leur attachement. Je pense même pouvoir dire qu’elles m’ont témoigné avec force une forme d’affection. Je suis souvent allé au milieu d’elles glaner leur aide aux heures où j’étais en mal de réconfort.

Au décès de mon père, et comme le veut une ancienne tradition limousine, je suis monté au jardin. Parvenu derrière l’alignement de nos sept ruches, dans le petit matin d’automne, la gorge nouée, j’ai fixé sur chacune un ruban de crêpe noir.

Au dessus de ce qui était « mes » ruches désormais, des oies sauvages fendaient l’espace éternel de leur impeccable triangle. La veille encore simple être humain, je me retrouvais subitement… apiculteur. Nous étions en 1994. Avec l’aide précieuse et attentionnée de Anne, je commençais à suivre les traces de mon père. Malheureusement, des difficultés nouvelles vinrent entraver cette belle aventure. A l’approche du nouveau millénaire, nous vîmes d’année en année se dresser les obstacles. Il y eut certes des récoltes honorables et des captures inoubliables aux retours de certains printemps, de beaux moments d’émerveillement. Mais, en revanche, attaques parasitaires plus fréquentes, plus virulentes, disparitions d’essaims déboussolés par les traitements chimiques disséminés dans l’environnement, commencèrent à produire leurs effets de façon récurrente. Il fallut apporter aux ruches une nourriture hivernale compensatrice de plus en plus importante afin d’aider les courageuses colonies à surmonter les épreuves infligées par de longues saisons humides et froides. Au long de la première décennie du XXIe siècle, chaque hiver se solda par un nouvel amoindrissement du nombre de ruches. Il y eut le terrible hiver 2009 avec une seule et unique rescapée sur les dix qui avaient tant œuvré tout au long de cet été-là. Seul un essaim de mes petites corréziennes, descendantes de celles qu’avait élevées mon grand-père, venait d’échapper à ce naufrage. A force d’efforts, de soins prodigués par Anne et de surveillance, nous eûmes à nouveau cinq ruches, jusqu’en… 2013 et à l’arrivée du frelon dévastateur. Poses de pièges, tentatives de repérages de nids : rien n’y fit. Les abeilles furent ainsi harcelées sans relâche jusqu’à l’automne. Impuissant, la rage au cœur, je les observait s’organisant, faisant la grappe devant leur ruche, résistant et combattant l’envahisseur avec l’énergie du désespoir. Braves petites !

J’aurais aimé conclure ces vagabondages apicoles en affirmant que l’histoire de mes abeilles se confond avec celle de ma famille ; conclure sur mon espérance qu’un jour Arnaud-Guilhem et Julien prennent leur quart sur le pont de la belle aventure. Arnaud-Guilhem est mon fils et Julien mon gendre. J’aurais voulu vous dire enfin, suivant ainsi l’éclairé Jean-Henri Fabre : « Tout finit afin que tout recommence, tout meurt afin que tout vive ». Je ne le pourrai point…

L’abeille est généralement considérée comme une sentinelle bio-indicatrice de l’état de l’environnement, en raison de sa présence presque partout sur terre, de sa capacité à collecter via le pollen et le nectar des doses infimes de polluants, du fait aussi qu’elle est assez facile à capturer et à domestiquer. Le syndrome qui la touche alarme donc fort légitimement les chercheurs.

A quoi servirait ici d’énumérer les quarante facteurs, recensés en 2009, contribuant potentiellement à la surmortalité des abeilles ? Les varroas, et particulièrement le Varroa destructor, parasite fréquent de l’abeille domestique ont été véhiculés sur tous les continents par des transferts massifs d’abeilles reproductrices ou de ruches. Ils restent l’une des causes initiales ou partielles possibles de l’affaiblissement des abeilles en propageant des infections virales associées. N’était-ce pas ainsi, dans les années 50/60, qu’était arrivée la myxomatose destructrice de nos clapiers ? Quelles leçons en avons-nous tirées ? Et encore, s’il n’y avait que cela ! Mais, il y a pire. Hélas ! Devons-nous parler du frelon dit « asiatique », terrible carnassier dévoreur d’abeilles ? Nous faut-il appuyer là où ça fait le plus mal, en rappelant à quel phénomène mondialiste nous devons ce nouvel héritage des gesticulations humaines vénales et mercantiles ? Et puis… Et puis… Il faudrait encore évoquer la réduction de la biodiversité florale du fait de la monoculture et des paysages transformés par l’homme, phénomène réducteur des ressources alimentaires tant quantitativement que qualitativement. Or, diversités qualitative et suffisante de l’alimentation sont deux facteurs importants pour le système immunitaire et la santé. En Europe la réduction des surfaces de luzerne, le tournesol, la fauche des jachères plus intensives ont eu un impact considérable sur les ressources alimentaires des abeilles à partir de la dernière décennie du XXe siècle. De même le fauchage répétitif des bords de routes et des lisières forestières a énormément réduit l’abondance des ressources alimentaires de qualité pour l’ensemble des insectes butineurs.

Au début de mars 2013, il faisait assez beau et le temps avait consenti à se montrer plus doux ce jour-là. Je me trouvais au salon du Livre de Naves, près de Tulle où je dédicaçais mon dernier ouvrage. Soudain, mon téléphone sonne. Anne m’appelle. Saisissant l’opportunité de ce premier jour ensoleillé accordé par une fin d’hiver interminable, elle a visité nos ruches. A son grand désespoir, elle vient de constater que toutes ont péri. Aucune survivante ! Je quittais alors mon stand et mes livres et sortait pour cacher ma peine. Dans le ciel des avions de lignes se croisaient, laissant s’emmêler leurs sinistres trainées de kérosène. Rien de commun avec les oies sauvages du poète Maurice Rollinat qui survolaient jadis les vieux bournas des Masmichel et des Breuil au Bos de la Monédière.

Ce sont ces symboliques empoisonneurs d’azur qui m’ont dicté la conclusion que j’aurais tant aimé vous épargner. Elle sera, et je le regrette, un tantinet plus « hard » que prévu, car tout ce gâchis n’a d’autre destination que de faire bouffer sa sainte merde aux con… sommateurs. Vive la liberté productiviste ! Et surtout, vive la libre circulation des personnes et des marchandises ! Youpi ! Ne voyez-là aucun désir de ma part d’ouvrir le moindre débat sur l’économie de marché des manipulateurs. Pour moi, ce débat est clos, définitivement. Je suis un intolérant intolérable n’acceptant aucun commentaire sur sa façon brutale de se soulager sur la prétendue « démocratie » des destructeurs. Réjouissez-vous hypothétiques habitants de l’autre Terre découverte autour d’Alpha du Centaure : sur la nôtre, il ne restera que 4 années d’espérance de survie aux marchands de mort et à leurs con… sommateurs au delà de la disparition de la dernière abeille !

                                                                                                Affieux, le 10 avril 2013

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bournas (*) : ruches en paille en parler occitan limousin.

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